QUI EST LA ?
Pour moi, et même si Kantor le définit comme l'image plastique globale représentant le personnage, le masque qui m'intéresse et ce sur quoi je travaille, c'est celui qui couvre le visage. Le visage concentre tout. C'est d'ailleurs pourquoi nous disons à l'apprenti comédien, qu'un masque neutre va effacer les expressions immédiates et évidentes qui se forment sur son visage quand il joue et qu'alors, il pourra expérimenter et extérioriser ses émotions dans et par son corps tout entier.
Pourtant, face à face, même si la lecture du corps dans sa totalité nous permet d'avoir des informations sur l'autre et ses intentions, c'est indéniablement son visage qui nous amènera à "lui". Car là, au creux de cette face sont les yeux, au plus près, en communication intime avec les moindres frémissements de ce visage. Ces yeux qui sont le mystère de l'autre et de sa vie.
Qui est-il cet autre et pourquoi ne puis je me fondre en ses yeux et n'être plus qu'un ?
Parce qu'il y a toujours cette frontière de peau, de chair, de muscle et d'os et que je ne peux la traverser ! Et forcément cette séparation produit de la frustration. Et de l'affrontement. Je crois que nous autres facteurs de masques partageons sans doute un sens aigu de cet affrontement-là. Cela peut être épuisant. Mais c'est notre moteur, enfin, c'est le mien.
Voilà pourquoi, obstinément, je triture cette chair et choisis d'en fixer quelquefois les formes. Cela donne un masque qui sera l'image, le reflet d'un caractère, d'un état, d'une vibration particulière…
Très souvent, c'est une commande qui me met à l'ouvrage. Des acteurs et des personnages que je dois "con-fondre" (le mot me plait bien mais je cherche dans mon dictionnaire qui cite : "confondre un menteur : le démasquer" ). C'est donc bien cela, je dois masquer les acteurs au mieux pour participer au mieux au mensonge théâtral. Je dois con-fondre au plus juste la forme qui définit leur être à celle des personnages qu'ils représenteront. Et le masque fonctionnera si cette "confondaison" est réussie. Le mot n'existe pas et il serait tentant d'utiliser "confusion". Mais non justement, surtout pas. L'acteur restera l'acteur et le masque restera le personnage. Pourtant à un moment, leurs énergies se sont confondues dans mon regard, dans mon esprit. Et plus tard sur un plateau de théâtre, cet acteur ou un autre se confondront à nouveau avec ce masque si leur talent ou leur ouverture leur permet d'être en accord avec celui-ci. C'est son métier. Le mien, c'est un regard particulier, une intuition, une technique, au service de cet instant fragile et pourtant puissant.
Pour trouver cette forme que je vais fixer, je travaille la terre, obstinément, (névrotiquement ?). Sans doute comme tout bon vieux démiurge pour faire comme Papa. Ou tout simplement parce que je la sens bien vivante sous mes doigts et qu'elle me guide aussi dans mes gestes. Depuis le temps qu'on se malaxe !
Après, tout est affaire de technique. Mouler, faire des tirages, poncer, teinter... Il y a aussi les matières et la la couleur, qui fait vibrer la forme, mais on touche vite à l'esthétique et c'est une approche différente qui peut parasiter la recherche de "l'efficacité" du masque.
Voilà : la forme et son pouvoir "empathique" sont mes objets de recherches. Et l'être humain, forcément tout proche, la sensibilité à fleur de peau, est mon sujet d'observation.
C'est d'ailleurs pourquoi j'aime beaucoup la relation à l'apprenti, comédien ou sculpteur, parce qu'en s'intéressant au masque entre nous, à cette fine lisière entre nos deux êtres, totalement objectivée pour en comprendre le sens, l'usage ou la fonction, on peut se rencontrer sans faux-semblants et avec une proximité rare et humainement très plaisante.
Jean-Lou David